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Permettez-nous avant tout de vous remercier d’avoir accepté de répondre à nos questions, sachez que pour nous qui suivons régulièrement vos travaux c’est un honneur de pouvoir discuter avec vous. Et puisque vous n’avez vraiment pas besoin d’être présenté si vous nous l’autorisez nous allons commencer par notre première question :

1) Vous avez depuis très longtemps affirmé que la Nakba de 1948 n’a jamais cessée. Il semble pourtant qu'Israël a cette fois-ci décidé d’ouvrir les portes de l’enfer sur la Palestine et plus particulièrement sur Gaza et de "finir le travail". Selon vous, quels sont les éléments qui permettent aujourd’hui à Israël d’avoir recours à un tel degré de violence ? Y a-t-il eu des changements structurels dans le pays ou au niveau international qui lui permettent de perpétrer un tel génocide ?

Réponse: Même si on est témoin de la pire manifestation de brutalité israélienne et de la déshumanisation du peuple palestinien, il ne s'agit pas d’un changement structurel. C'est en effet un nouveau et terrible chapitre de la Nakba toujours en cours. Tous les éléments de précédentes attaques importantes contre les Palestiniens sont ici présents: trouver un prétexte (l'attaque du Hamas le 7 octobre), transformer les représailles en nettoyage ethnique puis en génocide pour justifier l'appropriation de la partie, la plus grande possible de la Palestine avec le moins de palestiniens possible, tout en résistant aux réprobations ineffectives et insincères de l'Occident. Le nettoyage ethnique, la famine et le génocide ne sont pas des fins en soi ; ce sont les moyens d'accomplir la judaïsation de la Palestine historique.

2) Quel est selon vous la stratégie poursuivie par Netanyahu et son gouvernement dans cette agression génocidaire ?

La découverte des gisements de gaz à la fin des années 90 au large de Gaza a-t-elle joué un rôle dans la situation actuelle ?

Réponse: Netanyahu n'a aucune stratégie qui lui soit propre. Sa tâche est de choisir parmi les stratégies proposées par le gouvernement d'urgence établi suite au 7 octobre. D'une part, il y a la stratégie des partis fanatiques de l'extrême droite membres de sa coalition. Leur stratégie est d'annexer Gaza à Israël en établissant des colonies dans le nord de Gaza, et en obligeant les Palestiniens de migrer vers le sud où ils risquent d'être une fois de plus victimes de génocide et de nettoyage ethnique.

D'autre part, l'aile plus "pragmatique" du gouvernement préfère déployer la structure cisjordanienne à Gaza, ce qui impliquerait l'annexion d'une petite partie de Gaza et l'imposition d'un régime acceptant de collaborer avec Israël sur le reste de Gaza.

C'est difficile de prédire avec qui Netanyahu pourrait s'aligner ; cela dépendra qui, selon lui, pourra mieux garantir sa survie politique et ainsi le sauver de poursuites judiciaires.

3) Benny Morris prétend que l’expulsion des palestiniens n’a jamais été une politique centrale, sciemment orcherstrée par les  sionistes, qu’en pensez-vous ?

Réponse: En effet c'est bizarre car son propre livre, The Birth of the Palestinian Refugee Problem*, démontre irréfutablement que ceci a été le cas. Pour des raisons idéologiques, je crois qu'il craint, de tirer la bonne conclusion historique des preuves qu'il a recueillies si diligemment depuis de nombreuses années.

(*La Naissance du problème palestinien)

4) Pouvez-vous nous éclairer sur l’histoire des "Nouveaux Historiens" ?

Réponse: Les Nouveaux Historiens étaient composés d’un petit groupe d'historiens professionnels israéliens, notamment Avi Shalim, Benny Morris et moi-même.

Nous avons effectué des recherches sur les événements de 1948 à partir de nouveaux documents déclassifiés qui sont devenus accessibles suite à une nouvelle réglementation des archives à l'ONU, au Royaume-Uni et en Israël, par exemple.

Se fondant sur ces nouveaux éléments, fin des années 80, début des années 90, nous avons publié des articles et des livres qui brisaient un certain nombre de mythes israéliens liés à la guerre de 1948 ; et notamment trois d'entre eux.

Le premier : contrairement au mythe israélien ce n'était pas une guerre entre un David israélien et un Goliath arabe,. Au niveau militaire, le rapport de force était légèrement favorable aux forces sionistes, puis israéliennes. Ceci a aussi été impacté par un accord tacite entre Israël et la Jordanie sur l'annexion de la Cisjordanie par la Jordanie en échange d'une participation jordanienne très réduite à la guerre. A l'époque, l'armée jordanienne était considérée  comme la plus expérimentée du monde arabe.

Le deuxième mythe était que les Palestiniens avaient quitté les territoires suite à la demande de leurs dirigeants ainsi que les dirigeants arabes afin de faciliter la guerre qui allait suivre.

Les documents déclassifiés révèlent un plan directeur israélien systémique pour le nettoyage ethnique des Palestiniens, ainsi qu'un nombre important de massacres effectués afin d'accélérer leur expulsion.

Enfin, les Nouveaux Historiens ont brisé le mythe qui prétendait qu'Israël a tendu la main au monde arabe mais que les Palestiniens l’avaient rejetée. Les documents démontrent que les Arabes et les Palestiniens étaient prêts à négocier dans le cadre d'une conférence de paix organisée par l'ONU en avril 1949, tandis qu'Israël s'y opposait.

5) L’état de l’opinion publique israélienne semble très préoccupant ; certains sondages d’opinion réalisés dans ce pays indiquent un large soutien du peuple israélien à l’effort de guerre du gouvernement israélien. Quels sont les moyens utilisés pour formater cette opinion publique ? Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

Réponse: C'est le résultat de l'endoctrinement institutionnalisé qui était en place avant même la fondation de l'État d'Israël. On ne peut garantir le soutien total de sa communauté pour un projet colonial (avec des settlers) tel qu'Israël – et plus tard un régime d'apartheid – sans l'obligation de convaincre la société au travers de l'éducation, la socialisation  de l'armée, les médias, le monde universitaire et le discours politique. Ceci est d'abord nécessaire ; ensuite juste ; et finalement fructueux. Le résultat final, c'est la déshumanisation des Palestiniens et l'acceptation du fait que toute action contre eux relève d’une autodéfense, existentielle pour Israël ; ces actions sont nécessaires et due à leur manque d'humanité.

6) Voyez-vous une possibilité de retrait des colons de la Cisjordanie ?

Réponse: Non, en aucun cas... sauf si l'État d'Israël est remplacé par un autre régime.

7) Avant le 7 octobre nous étions témoins de l’émergence d’un mouvement de contestation sans précédent en Israël, cette vague de contestation n’a toutefois jamais intégré la question palestinienne en son sein. Pourquoi, selon vous ?

Réponse: Ce fut un mouvement de contestation mené par le camp sioniste laïc et libéral contre la prise de contrôle par le camp religieux et nationaliste qui a gagné les élections en 2022. La première démarche de ces derniers était d’essayer de changer le système constitutionnel d'Israël et de le politiser. Cela a montré qu'il existe très peu de terrain commun entre les deux camps à part la guerre contre les Palestiniens. Et ça, c'était pendant un certain temps après ?? les attaques du Hamas; mais maintenant – six mois plus tard – les manifestations sont de retour.

8) Depuis quelques semaines nous sommes témoins de la résurgence d’une nouvelle vague de contestation menée notamment par les familles des otages. Ce mouvement, quoique minoritaire dans le pays, prend de l’ampleur. Pensez-vous que la centralité de la question palestinienne aujourd’hui puisse cette fois-ci s’imposer et être enfin posée au sein de la société israélienne ? Et

Réponse: Il n'y a aucun lien entre la contestation menée par les familles et la question palestinienne. Ce sont des gens qui disent d'abord "Relâchez les otages !" et puis continuent de "punir" Gaza.

9) Lors de nos lectures sur l’histoire du sionisme, nous avons été face à des écrits concernant la Conférence impérial de 1907 et plus particulièrement le rapport Campbell Bannerman mais il nous a été impossible de trouver le texte original. Pouvez-vous nous parler de ce rapport ?

Réponse: Je suis navré mais je n'ai aucune information à ce sujet. J'aurais tellement aimé vous aider sur ce point...

10) Nous sommes persuadés que le projet sioniste porte en lui la colonisation de peuplement et par conséquent le nettoyage ethnique. Cependant certains se déclarent comme étant de la gauche sioniste. La question est donc la suivante, est-il possible d’être en même temps de gauche et sioniste ?

Réponse: A mon avis, non. On ne peut pas être "colonisateur de gauche" ou "nettoyeur ethnique progressiste" ou "occupant éclairé". Il faut voir la colonisation du point de vue de ceux qui sont sous occupation ou colonisés. Ils estimeraient que les "bottes" sionistes et israéliennes les piétinent et peu importe si la personne qui porte ces bottes brandit une copie de Das Kapital de Marx, l'Ancien Testament ou un livre écrit par un penseur libéral. Le sionisme est une idéologie qui ne reconnaît pas les Palestiniens et leur droit à la Palestine, donc peu importe que cela soit de droite ou de gauche.

11) Vous avez à plusieurs reprises parlé de l’érosion du projet sioniste, pouvez-vous nous indiquer quelques  signes de cette érosion ?

Réponse: Il y a plusieurs indicateurs. Le premier, c'est l'implosion en cours à l'intérieur de la société israélienne juive. Il n'y a pas de ciment pour fédérer les deux camps en Israël sauf un ennemi commun et la guerre. Un de ces camps est l'État d'Israël – les juifs laïcs; et l'autre camp l'État de Judée – l'état des colons (settlers) – qui va probablement gagner et transformer Israël en un État plutôt théocratique et raciste avec très peu de soutien mondial. Cela entraînerait une fuite des cerveaux depuis Israël et des élites financières, ce qui est déjà en cours. Et cela impactera négativement une économie déjà en détérioration.

L'armée ne semble plus être invincible et l'état ne fournit pas les services de base.

Les communautés juives à travers le monde sont en train de devenir de moins en moins sionistes, et les jeunes générations soutiennent les palestiniens.

Finalement, il existe une nouvelle génération palestinienne, unie et avec une vision plus lucide, qui pourrait mener le mouvement pour la libération de la Palestine vers une période plus fructueuse.

Tous ces indicateurs réunis marquent le début d'un long processus d'effondrement qui prendra, peut-être, de nombreuses années à arriver à maturation. Ce sera une période très dangereuse car un régime va toujours lutter pour sa survie (le cas de l'Afrique du Sud lors des derniers jours de l'apartheid). Mais je crois que ce mouvement est inévitable.

12) Comme vous pouvez imaginer, pour nous les Iraniens, qui avons une certaine expérience du règne de l’islam politique, la question du Hamas et de son projet politique revêt un intérêt singulier, que pensez-vous de cette organisation et de son projet ?

Réponse: Je crois que le Hamas fera partie de la scène politique en Palestine à l'avenir, qu'il joue ou non un rôle clé à Gaza. Mais dans un avenir plus lointain, je ne crois pas que la jeune génération puisse s'intéresser au Fatah ou au Hamas ; on verra alors de nouveaux partis émerger.

13) Selon vous quel était le véritable but poursuivi par le Hamas avec l’opération du 7 octobre ?

Réponse: Je crois qu'en fait ils voulaient créer une brèche dans une prison pour libérer des prisonniers; par la suite, ils étaient surpris par la facilité avec laquelle ils ont pu occuper une base militaire et capturer des chars et des soldats. Par conséquent, tout n'était pas forcément planifié. Ils voulaient aussi remédiatiser la question palestinienne qui, depuis la guerre en Ukraine, a été un peu mise à l'écart. A cela, on peut ajouter la peur d'une prise de contrôle par les Juifs d'al-Haram as-Sharif* et de l'agression continue du peuple palestinien en Cisjordanie.

*(le Mont du Temple à Jérusalem)

14) Pouvez vous nous dire ce que vous pensez des différentes solutions proposées par les uns et les autres à ce conflit, un ou deux États, ou un État confédéral ?

Réponse: Je crois que la Solution à Deux États n'est plus d'actualité depuis longtemps. Car désormais, nous sommes face à la présence des 700,000 colons juifs (settlers) en Cisjordanie. Aussi, d'un point de vue moral, c'est une solution qui ne concerne que 22% de la Palestine et moins de la moitié des palestiniens. C'est aussi une solution qui ne peut garantir ni le Droit de Retour des réfugiés palestiniens, ni un véritable État palestinien. Et surtout, elle ne garantit pas la valeur la plus importante (celle qui manque en Palestine depuis l'arrivée des sionistes)  c’est-à-dire l'égalité.

Il faut néanmoins un système politique qui assure l'égalité ainsi que la compensation pour l'expropriation à travers le rapatriement des personnes expulsées, et des réparations pour les pertes subies ; et tout cela dans le cadre d'une justice réparatrice.

Tout cela ne peut être garanti qu'au sein d'un seul État démocratique "de la Rivière à la Mer".

Recevez cher Ilan toute notre reconnaissance pour nous avoir accordé de votre temps que nous savons précieux dans ces moments difficiles pour le peuple palestinien et aussi les autres peuples opprimés à travers le monde.

Le Collectif "Andishé va Peykâr"’- Avril 2024